Trouver un job, c’était fait. Bon ce n’était qu’à temps partiel et il ne gagnait pas grand-chose mais au moins il avait commencé à économiser et allait peut-être pouvoir quitter la chambre d’hôtel miteuse dans laquelle il créchait depuis son arrivée à Cahir. Il n’espérait pas se trouver quelque chose d’extraordinaire mais ce serait toujours mieux que rien. De toute façon, il ne restait jamais très longtemps dans la même ville depuis l’année de ses seize ans et n’avait donc pas l’intention de se construire un palace. Ce n’était pas la première fois que Rohan servait des bières – et parfois des cafés – dans un bar, il avait donc décroché son travail plutôt rapidement et s’était immédiatement montré efficace. Il retenait les commandes, il servait vite, se montrait accueillant. On ne lui en demandait pas plus et c’était parfaitement ce dont il avait besoin. Enfin… C’était sans compter sur son collègue. Julian quelque chose, un mec qui semblait avoir son âge. A peine avait-il posé son regard sur lui que Rohan avait senti que quelque chose n’allait pas. Et en effet, il avait bien compris que le jeune homme était comme lui. Cette assurance, ces réflexes, cet air d’en savoir toujours un peu plus. C’était trop tard pour faire demi-tour et depuis maintenant une semaine, le jeune irlandais faisait de son mieux pour se tenir à l’écart de Julian. Mais ce dernier semblait bien décidé à en apprendre plus sur lui et Rohan détestait cela. Il avait toujours été d’un naturel secret et discret et ça s’était empiré depuis sa transformation. Il n’aimait pas que l’on fouille dans sa vie et la curiosité de son collègue commençait sérieusement à lui taper sur le système. Rohan ne voulait pas se mêler avec les siens. Il ne voulait pas être comme eux, des monstres avides de sang, des tueurs. Le cadavre de son petit frère hantait encore ses nuits et ses jours et il avait réussi à ne plus commettre un tel acte depuis. Il était hors de questions que les autres loups-garous déteignent sur lui, qu’ils l’entraînent dans leurs massacres.
Le patron n’était pas là ce soir. Il était parti tôt, laissant les clés à Julian afin qu’il se charge de la fermeture et Rohan se retrouvait donc à devoir faire le service seul avec lui. Il s’était contenté de lui parler que lorsque c’était nécessaire et la soirée s’était plutôt bien déroulée. Ils avaient servi beaucoup de monde, fin de semaine oblige, et le jeune homme avait la tête remplie de flots de paroles différents, de potins inintéressants. Il n’avait toujours pas trouvé le moyen de ne pas être sans cesse pollué par des sons dont il se fichait et s’en tirait souvent avec de terribles maux de tête. Ce soir, il s’en tirait un peu mieux que les autres mais il restait impatient de rentrer chez lui se coucher, loin des bruits de la veille. Intérieurement, il priait pour que ses voisins de chambre ne se mettent pas à copuler toute la nuit. A chaque fois, il avait l’impression qu’un animal était en train de se faire égorger et c’était plutôt déplaisant.

Rohan encaissa les derniers clients et les salua avant de fermer la porte afin de signifier à d’éventuels retardataires qu’ils étaient fermés. Laissant échapper un léger soupire, le jeune homme s’empressa de nettoyer les tables sur lesquelles se trouvaient des tâches de bière et des restes de cacahuètes ou de pistaches. Une fois qu’elles reprirent une allure propre, il se glissa derrière le bar et entreprit de nettoyer les derniers verres. Une fois sa tâche achevée, il rassembla ses affaires et sortit du bar sans même adresser un mot à Julian. Il n’avait pas envie de lui parler, c’était plus fort que lui, il ne s’en sentait pas capable. Dés qu’il posait ses yeux sur l’autre garçon, il se sentait irrémédiablement attiré vers lui, comme si l’instinct du loup en lui le poussait à se trouver une meute, à ne plus rester seul. Mais Rohan ne voulait pas de cela et s’appliquait encore plus à fuir l’autre garçon. Une fois dehors, il enfila sa veste en cuir et plongea sa main dans sa poche pour en tirer des cigarettes. Il en glissa une entre ses lèvres, l’alluma à l’aide de son zippo et tira une longue bouffée. Il l’avait bien méritée cette cigarette. Il avait pris cette mauvaise habitude depuis un moment maintenant et ne parvenait pas à s’en détacher. A vrai dire, il n’en avait pas vraiment envie. Il n’était pas du genre autodestructeur mais il lui arrivait tout de même de se dire qu’il ne manquerait à personne. Il était déjà mort aux yeux de ses parents et de ses anciens amis, il n’avait plus grand-chose à perdre. Levant les yeux vers le ciel étoilé, Rohan jeta un coup d’œil à la lune. Elle se remplissait de plus en plus et bientôt il serait à nouveau incontrôlable. Le jeune homme ne voulait pas penser à cela, mais c’était plus fort que lui.
Soupirant une nouvelle fois, il s’apprêta à se mettre en route lorsque la voix de Julian l’interpella. Rohan se figea et se crispa immédiatement. Il hésita une seconde à faire comme s’il n’avait pas entendu mais de toute évidence, c’était trop tard. Alors il fit volte-face et plongea son regard froid dans celui de l’autre garçon, jetant son mégot par terre. « Quoi ? » fit-il d’un ton agacé, lui faisant clairement comprendre qu’il n’aurait aucune patience ce soir.

Spoiler:

Julian avait le bar pour lui cette soirée-là. En effet, le patron préférait récupérer ses filles à l'école le vendredi soir plutôt que de rester à son établissement servir des bières et autres gourmandises du peuple. Et quelque part, ça lui plaisait, comme si on lui donnait une certaine puissance. Et puis, quelque part aussi, il était seul avec Rohan. Le nouvel employé. Plutôt séduisant. Mais complètement renfermé et coincé comme pas possible. Et aussi lycanthrope. En effet, il suffisait d'un flair, de repérer certaines manières afin d'avoir à faire à un lycanthrope. Ni plus, ni moins. Et ce soir semblait le soir idéal. Pour discuter, parler, boire un coup, peut-être baiser ensuite ? Vu le look du petit nouveau, il ne serait pas étonné si ce dernier préférait les formes masculines. Et puis merde, personne ne résistait à Julian après tout.

Il s'était entrepris à être sérieux ce soir-là, enchainant les commandes à l'aide de son collègue taciturne. Il fallait l'avouer, celui-là n'était guère bavard. Aucun mot ne sortait de sa bouche. Sauf lorsqu'il fallait parler, ou le strict minimum. A l'inverse de Julian, qui, tel une fille, adorait jacasser et parler potins. Oh, il en avait point honte, il avait juste appris à s'affirmer au fil des années. Car en effet, être un lycanthrope lui avait changé en quelque sorte sa vie. Avant, Julian avait pour habitude d'être renfermé, timide, ne voulant parler qu'aux coincés, ne s'habillant qu'avec des souillons ou des vêtements de mauvaise qualité. Sa morsure était sa bénédiction du ciel. Cependant, être lycanthrope ne plaisait pas vraiment à tout le monde. D'autres auraient tendance à renier leur nature, comme Rohan. Ce soir serait le soir.

Servant les derniers clients, toujours accompagné d'un sourire charmeur, Julian se mit à nettoyer les tables vides tout en observant du coin de l’œil son loup. Hors de question qu'il s'échappe ce soir. Il aurait le droit à une petite discussion avec lui, et peut-être même plus s'il se montrerait sage. Finissant les dernières tâches à effectuer, le jeune Cleary scruta la salle en quête de son collègue. Personne. Ce dernier devait penser qu'il avait fini son travail. Lachant ses produits d'entretien, il sortit par la porte de secours. Heureusement, son odeur semblait toujours dans les parages et il ne fallut pas plus d'une minute pour que Rohan apparaisse dans son champ de vision.

« Rohan, attends ! » cria t-il, poussant ses poumons afin de se faire entendre clairement. Le jeune homme taciturne avait décidé de ne pas bouger, se figeant immédiatement après l'appel de son collègue. Il lui fit ensuite face tout en répondant froidement : « Quoi ? » Hum, que lui dire. Julian ayant plusieurs cartes en main, il demeurait perdu à cet instant. Utiliser la carte de la franchise ? Peut-être pas avec ce genre de personne. La carte de la gentillesse, ou de la séduction ? Pas tout de suite. Julian aimait se faire désirer. Finalement, il décida un mélange. « Ça te dirait qu'on boit un verre tous les deux ? Pour une fois qu'on peut en profiter. Et puis on fera plus connaissance. » Il s'interrompit un court instant, scrutant les yeux de son collègue, tentant d'y entrer. Car certaines rumeurs parlaient sur le fait que les yeux étaient bel et bien les portes de l'âme. Il reprit tout en insistant bien sur ces mots : « De loup à loup. » De toutes manières, il ne le laisserait point partir. Et peut-être, qu'au fond de lui-même, Rohan ne serait pas contre un petit verre en sa compagnie. Un sourire narquois traina sur le visage de Julian. Oh, oui, viens à moi, mon petit loup.

Rohan n’avait qu’une envie à l’heure actuelle. Rentrer chez lui, retirer ses rangers qui commençaient à lui faire mal, prendre une douche et se foutre au lit à poil, devant la télé. Ce n’était pas forcément un plan incroyable et beaucoup de jeunes de son âge avaient plutôt envie de sortir et de faire la fête, mais il devait bien admettre qu’il était devenu plus taciturne depuis son accident l’année de ses seize ans. De plus, il n’avait plus vraiment le temps pour tout cela maintenant qu’il devait fuir et travailler comme un damné pour survivre. Alors il termina sa cigarette et s’apprêta à rentrer chez lui pour faire ce qu’il avait prévu lorsque la voix de Julian l’arrêta. Il se tourna face à lui, raide comme un piquet, prêt à l’envoyer balader. Mais il ne s’attendit pas du tout à… ça. « Ça te dirait qu'on boit un verre tous les deux ? Pour une fois qu'on peut en profiter. Et puis on fera plus connaissance. » Rohan le fixa un moment sans comprendre, les yeux écarquillés. Il avait bien entendu ou c’était l’effet de son imagination ? Non parce que ce type ne venait quand même pas de lui proposer un verre alors qu’il l’envoyait clairement chier depuis des semaines ? C’était quoi, ce plan drague foireux ? Il arrivait vraiment à se faire des types avec une technique aussi minable ? Le jeune homme retint un rire carrément moqueur qui se transforma en un sourire en coin guère engageant. « De loup à loup. » Cette fois-ci, Rohan changea d’humeur en une fraction de seconde. Ses yeux s’assombrirent et chacun de ses muscles se crispa.
Le sourire narquois de Julian ne fit qu’empirer le tout et le jeune homme s’avança vers lui brusquement, le saisissant au col pour le plaquer contre le mur le plus proche. « Ça te dirait de fermer ta trop grande gueule ? » siffla-t-il d’une voix dure. Sa poigne se fit plus ferme et il fit un effort presque surhumain pour ne pas lui coller son poing dans la figure immédiatement. Pour qui se prenait-il, à se la jouer aussi familier avec lui ? Rohan ne supportait pas ça, il n’avait aucune envie que l’on apprenne à le connaître. Il voulait demeurer anonyme, inexistant. « Parle encore une fois de ça, et je te jure que tu mettras un moment avant de récupérer tes dents. Je n’ai aucune envie d’aller boire un verre avec toi, ni même de faire connaissance. Laisse-moi tranquille, pigé ? » fit-il d’une voix rauque avant de le relâcher et de s’écarter le plus possible. Les poings serrés, les épaules tremblantes, il était à deux doigts de craquer. Qu'il le laisse tranquille, qu'il fasse comme s'il n'existait pas, tout simplement...