Escape velocity

Cela faisait environ un quart d’heure qu’une silhouette était assise sur un rocher perdu entre les arbres, le regard dirigé vers le bas et le corps immobile. On aurait pu parler d’un cadavre fraichement décédé si l’individu n’avait pas eu ce geste mécanique de porter régulièrement une main à ses lèvres pour en dégager les cigarettes qui se consumaient les unes après les autres, sans pour autant sembler apporter l’effet escompté. Il fallut d’ailleurs bien arriver à la fin du paquet pour que les yeux de l’homme bougent enfin.

Il était déjà quatre heures du mat ?

Je redressais subitement la tête et me frottais les paupières tout en baillant. Plus les jours passaient et plus j’avais le sentiment que je décrochais sérieusement de la réalité, à force de ne dormir que par intermittence. Mais que pouvais-je y faire ? Rien du tout, pour l’instant. Je devais juste attendre le bon moment pour agir… soit la fin du lycée pour Killian, lorsqu’il n’aurait plus de contacts réguliers avec le professeur qui était au cœur de mes inquiétudes et dont je pourrais enfin me débarrasser, afin de dormir sur mes deux oreilles pendant au moins une journée entière. Mais on n’y était pas encore et moi je devenais dingue. Vraiment dingue et beaucoup moins efficace dans tout ce que je faisais normalement si bien, que ce soit au travail ou avec Glengarra. Je ne sais pas si les conséquences de mon état de fatigue allaient être dangereuses pour le groupe, mais pour l’instant, personne n’avait été lésé et tant mieux, car je n’avais pas besoin d’une responsabilité de plus sur les épaules en ce moment. Parfois, je me disais que déménager dans un autre pays ne serait peut-être pas une mauvaise chose, mais pour ça, il aurait déjà fallut que je ne me sente pas aussi concerné par mon rôle dans les communautés auxquelles j’appartenais ici. Dur, mais j’avais « heureusement » été élevé par mes parents pour savoir assumer les postes à responsabilité et c’est sans doute ce qui faisait que je n’avais pas encore craqué aujourd’hui. Malgré tout, je ne pouvais pas nier qu’il me fallait une pause. Un break, quelqu’un de confiance pour prendre les rênes que je tenais, juste quelques temps. Ouais, tu rêves, mon gars.

Après un soupir, j’appuyais ma tête contre l’arbre derrière moi, puis cessais subitement de respirer en entendant un bruit sur ma droite [que j’aurais du remarquer bien avant, d’ailleurs]. Par réflexe, j’ouvris discrètement ma main opposée et armais mes griffes, juste au cas où, tout en priant pour qu’il s’agisse d’un ami ou d’un paumé qui allait se faire dessus en me voyant et non d’un fou furieux désirant se battre. Come on, c'était presque le lever du soleil, on n'allait pas me faire ch*er maintenant, si ?

Escape velocity

« Sasha mais putain tu vas où ? Il est trois heures du matin ! » La jeune femme releva la tête pour lancer un regard noir à Jackson. Elle était assise par terre et attachait ses souliers. « J'sais pas, mais j'en ai marre de cette ambiance de merde. J'vais faire un tour. » Encore ce regard, toujours ce regard. Cela faisait depuis le début de la soirée que Ray lui faisait la morale sur les risques qu'elle prenait en allant chasser seule. La jeune femme, têtue comme elle était, ne voulait pas écouter les inquiétudes de son père. Elle en avait marre d'entendre toujours le même refrain et aurait aimer lui prouver qu'elle n'était plus une enfant. D'habitude, elle le laissait parler sans rien dire mais ce soir-là elle avait décidé qu'elle en avait assez entendu. Évidemment, Jackson était intervenu. Les engueulades furent inévitables à ce stade. « Arrête, fais pas l'idiote ! » « Ouais, de toute façon c'est ce que je sais le mieux faire ! » Sur ces mots, Sasha claqua la porte derrière elle.

Les rues étaient totalement désertes à cette heure-là. Vu qu'elle avait passé toute la nuit à se disputer avec son père, la jeune femme n'avait même pas dormi. Tout autour d'elle lui donnait l'impression d'être dans une sorte de rêve. La lumière de la lune éclairait de façon presque fantomatique les maisons du voisinage. Sasha marchait vite, une habitude qu'elle avait lorsqu'elle était contrariée. Seul le bruit de ses pas résonnait dans l'obscurité. Elle erra ainsi pendant presque une heure, guidée par les pensées qui fusaient dans sa tête. Elle détestait vraiment lorsque son père et Jackson jouaient les hommes de la maison, voulant protéger la femme qu'elle était. Cela la mettait en rogne car elle avait l'impression qu'elle était faible. Alors qu'elle pouvait se débrouiller très bien toute seule.
La rage que Sasha contenait en elle était devenue tellement forte que la jeune femme se mit à courir pour l'évacuer. Le paysage défilait à grande vitesse autour d'elle. Elle courait comme si la mort en personne était à ses trousses. Elle était tellement en colère qu'elle ne remarqua même pas qu'elle avait quitté la ville et qu'elle se trouvait à présent à la lisière de la forêt. Lorsqu'elle s'en rendit compte, elle ralentit le pas pour essayer de se repérer. Elle n'eut cependant pas eu besoin d'y réfléchir trop longtemps. Elle venait d'apercevoir la preuve irréfutable qu'elle se trouvait dans la forêt de la meute de glengarra. Et cette preuve n'était autre que leur chef en personne, Alastar Burns qui était appuyé contre un arbre.
Sasha sentit son coeur battre très fort dans sa poitrine. Elle eut un mouvement de recul et marcha sur une branche qui se brisa.

- Merde !, murmura-t-elle en serrant les dents.

Escape velocity

Je tournais donc la tête en direction du son qui venait d’attirer mon attention et sentis une montée d’adrénaline me piquer dès lors que j’aperçus la tignasse rose de mon invitée surprise. Hopkins. Il n’en fallut pas plus pour que je me remette sur mes jambes en un éclair, tout en tâchant de garder une bonne distance de sécurité. En général, ce groupe ne chassait pas seul… ils avaient tendance à être trois, ce qui expliquait facilement le fait que mon inquiétude du moment était donc de repérer où se trouvait le reste de la bande et non de m’enfuir à l’aveugle. Mais tout ça n’était pas logique… depuis le temps qu’on se « connaissait », le leader de la famille ne m’avait encore jamais traqué, alors pourquoi commencerait-il aujourd’hui ? J’aurais juré qu’il savait pertinemment que j’avais un rôle à jouer dans la régulation des attaques de Loups à Cahir et si son but était vraiment de nettoyer la région, c’était plutôt stupide de s’en prendre à moi en premier. Non non non… il devait y avoir une autre explication à ce qui était en train de se passer. Néanmoins, je restais sur mes gardes, plissant légèrement les yeux en cherchant des chasseurs du regard ainsi qu’à l’odeur. Il n’y avait qu’une seule personne… à priori.

« C’est un peu tard pour sortir seule. »

Je fis quelques pas sur le côté jusqu’à avoir la chasseuse dans mon champ de vision. Elle ne semblait pas lourdement armée du tout, mais je préférais ne pas la sous-estimer, car me faire blesser maintenant aurait franchement eu un impact sur mon moral. J’aimais bien le t-shirt que je portais là, vous voyez… et j’avais pas envie de le salir, mais ne parlons pas de mon problème avec la propreté qui était le 3e dilemme de ma vie, juste après ma famille et ma meute.

« Rentrez chez vous. »

Escape velocity

Alastar Burns... rien que ce nom donnait des envies de meurtre à la jeune chasseuse. Tout chez lui la répugnait. Mais il n'aurait pas été prudent de le défier maintenant. En effet, la seule arme que Sasha avait sur elle était le petit couteau qu'elle transportait toujours au cas où. Elle n'avait aucune chance contre lui. Déjà parce qu'il était beaucoup plus grand et plus fort et aussi parce qu'elle préférait le combat à distance. Elle avait toujours été d'une extrême habilité avec une arbalète mais n'était décidément pas très bonne aux combats rapprochés. Un défaut qui la forçait à se camoufler dans les buissons pour attaquer ses proies. S'il y avait bien une chose qui contrariait Sasha par-dessus tout, en dehors des loups-garous, c'était bien son incapacité à se battre avec ses mains et ses jambes.
« C’est un peu tard pour sortir seule. » Évidemment, il avait tout de suite su qu'elle n'était pas accompagnée. Satané flair d'animal sauvage. La colère de la jeune femme était soudain redevenue très forte. Elle sentait les muscles de ses bras se contracter. Elle restait cependant immobile. Elle ne voulait faire aucun mouvement qui pourrait provoquer l'agressivité de son interlocuteur. Elle était clairement en position de faiblesse, elle ne devait pas jouer à la plus maligne. A ce stade, elle aurait tout à perdre, sa vie en premier. « Rentrez chez vous. » Rentrer chez elle ? Mais pour qui se prenait-il ? Les bonnes résolutions qu'elle venait de se faire il y a trente secondes étaient partie en fumée. Elle n'allait quand même parler le laisser lui parler sur ce ton.

- Je sais très bien que je me trouve sur votre territoire. Mais je n'ai aucun ordre à recevoir de votre part. Je ne suis pas l'un de vos petits louveteaux.

Voilà, Sasha était lancée. Elle tapota de sa main gauche sa poche pour vérifier que son couteau s'y trouvait bien. Puis elle plongea son regard dans celui de son probable futur adversaire. Elle guettait le moindre de ses mouvements. A cette distance, c'était du véritable suicide pour la jeune femme. Elle ne pouvait cependant plus contrôler la haine qu'elle éprouvait à l'égard d'Alastar, à l'égard de sa meute et à l'égard des loups-garous en général. Elle n'allait sûrement pas vaincre l'un des plus puissants de cette ville cette nuit-là, mais elle allait enfin avoir l'occasion de lui montrer de quoi elle était capable.
Elle n'oscillait toujours pas. Elle attendait une réaction.

Escape velocity

Je sais très bien que je me trouve sur votre territoire. Mais je n'ai aucun ordre à recevoir de votre part. Je ne suis pas l'un de vos petits louveteaux.

Okay, ça commençait bien. Même si je n’avais techniquement pas de haine personnelle envers les chasseurs, il faut bien avouer que la manière dont certains interprétaient chacune de mes paroles comme s’il s’agissait d’une provocation pure et dure tendait à m’agacer… comme là. Pourtant, j’avais juste demandé à ce qu’elle rentre chez elle parce que je ne voulais pas qu’il y ait une scandale demain matin, si elle se faisait blesser ou que sais-je encore (vu son attirail léger, elle n’allait pas faire de mal à grand monde, selon mes pronostiques). Je voyais bien que la jeune femme s’était positionnée sur le défensive, mais cela ne me fit pas réagir le moins du monde, si ce n’est qu’un gros soupir m’échappa. Non mais… c’est bon, mon fils me tenait tête toute la journée, déjà, je n’avais pas, en plus, envie de me prendre le choux avec une chasseuse à cette heure-ci.

« D’accord… bonne promenade, dans ce cas. »

Après avoir roulé des yeux, je me retournais donc pour m’éloigner, au pas, un peu plus profondément dans la forêt, tout en veillant à surveiller ce qui se passait derrière moi. Comment ça, je la snobe ? Rien à voir, on n’avait pas de conversation, de toute manière… et puis comment vouliez-vous discuter avec quelqu’un qui croit que vous êtes l’œuvre du diable ? C’est bon, j’avais déjà assez de culpabilité sur les épaules pour avoir assassiné mes propres parents et ne pas être intervenu à temps pour sauver ma belle sœur, je n’allais pas non plus me laisser traiter comme un être inférieur par une gamine de même pas vingt-cinq ans, aveuglée par ce qu’elle avait juste devant son nez. Il était bien là, le problème, autant chez les lycans que chez les hunters : chacun ne voyait que ce qu’il voulait voir, mais personne ne se remettait en question, alors qu’on avait tous des choses à se reprocher. J’ai trainé de la colère pendant longtemps, à cause de mon propre manque de distanciation vis-à-vis de ma situation, beaucoup de colère… mais j’avais à peu près réussi à me pardonner pour mes crimes. Il le fallait bien, sinon je n’aurais pas pu continuer à vivre avec moi-même. Mais encore une fois… lorsqu’on se retrouvait dans ce bateau, on était seul à la barre, et je repensais encore tout le temps à cette nuit d’il y a quelques semaines, lorsque Quinn m’avait fait comprendre qu’il savait que j’étais responsable pour la mort de Père et de Mère. Vingt ans… il n’avait presque rien dit pendant vingt ans… mais est-ce qu’il m’en voulait pour ça aussi ou est-ce qu’il avait pu, ne serait-ce qu’un peu, se mettre à ma place ? Peu importe. Repenser à tout cela ne fit que renforcer la noirceur de mon humeur du moment et je sentis mon souffle se tinter d’une pointe de rage venant de l’intérieur.

Escape velocity

Le coeur de la jeune femme battait très fort dans sa poitrine. Elle plia très légèrement ses genoux, se préparant à une éventuelle attaque de son adversaire. Elle le fixait dans les yeux, des petits yeux de loups. Elle ne savait pas très bien ce que lui lisait dans les siens à ce moment précis. Peut-être qu'il y voyait toute la haine et toute la colère qu'elle ressentait à son égard. Peut-être qu'il pouvait y lire la tristesse qu'elle avait éprouvée à la mort de Cain. Peut-être qu'il comprendrait pourquoi elle lui en voulait, pourquoi elle détestait tout ce qu'il représentait. Elle aurait aimé lui dire tout ça en face mais cela n'aurait servi à rien. Elle devait le lui faire comprendre par les gestes. Elle devait le battre.

« D’accord… bonne promenade, dans ce cas. » Voilà tout ce que lui répondit Alastar. Puis il se retourna et s'en alla. Il marchait calmement, comme si la présence de la jeune chasseuse derrière lui ne lui causait aucun souci. Quant à Sasha, elle était figée. Elle n'arrivait à faire aucun mouvement tellement la colère contractait ses muscles. Il fallait qu'elle fasse quelque chose. Elle ne pouvait pas le laisser filer sans rien dire. Quel sale snobinard ! Elle devait lui montrer qu'on ne rigolait pas avec les chasseurs, en particulier avec les Hopkins.

Elle regardait son adversaire s'éloigner de plus en plus. A cette distance, elle ne pouvait plus faire grand chose. Alors elle se retourna, elle aussi, et fit un pas avant dans la direction opposée. Elle soupira profondément, puis ferma les yeux une seconde. Tant pis, elle n'avait pas le choix.
En une seconde, elle sortit le couteau de sa poche, se retourna à nouveau, et le lança de toute ses forces en direction d'Alastar. Elle espérait avoir bien visé, étant donné qu'il faisait nuit, sa précision n'était sûrement pas très bonne. Elle entendit un bruit sourd. Elle devait sûrement l'avoir touché mais elle ne savait pas où précisément.

- Ça fait mal, j'espère !, cria-t-elle dans l'obscurité.

Escape velocity

Au moment-même où cette lame s’est plantée dans ma cuisse, une pensée m’a traversé l’esprit : cette Hopkins avait eu de la chance de tomber sur moi et non sur quelqu’un d’autre, ce soir, car son geste aurait signé son arrêt de mort dans d’autres circonstances. Ainsi, après avoir serré les dents sous le coup de la douleur, je m’empressais de retirer l’arme plantée dans ma chair qui ne tarda pas à entamer son processus de régénération, puis me retournais. Ce n’étais pas la période la mieux choisie pour m’agacer… mais ça, elle ne devait sans doute pas le savoir. « Si ça faisait mal ? » Évidemment que oui, pauvre inconsciente, je ne m’appelle pas superman.

Ma main droite trembla l’espace de quelques secondes, le temps que je réfrène mon envie de lui en coller une tout de suite, puis je pris une grande inspiration. Je sentais que mademoiselle était fort en colère contre moi et bien que je sois habitué à ce genre d’animosité de la part des chasseurs, si elle continuait sur cette lancée, j’allais aussi finir par m’énerver… ce qui n’était pas vraiment une chose à laquelle vous auriez eu envie d’assister.

« Et maintenant que j’ai votre couteau, que fait-on ? »

Sur ce, ma silhouette disparu dans la végétation et je m’approchais de la jeune femme aussi vite que mes jambes me l’autorisaient, ceci pour arriver sur sa droite et l’attraper au col, sur mon passage, afin de la trainer avec moi jusqu’à la petite clairière située à cinquante mètres de là. Une fois arrivé à la lisière, je lâchais ma prise et la laissais tomber dans l’herbe. Ceci fait, mon regard se posa sur le sien, sans sourire. J’aurais pu la provoquer et jouer avec la situation, c’est vrai, mais étant donné que je n’étais pas du tout d’humeur à ça, ayant d’autres problèmes en tête en ce moment, j’espérais simplement qu’elle allait se décider à faire demi-tour… mais avant, ça méritait une petite leçon de bienséance, parce que franchement, qu’est-ce qu’ils pouvaient être mal élevés, ces chasseurs, parfois… ce simple fait m’irritait presque plus que celui d’avoir été attaqué et d’avoir un pantalon ensanglanté… c’était aussi l’un des rares moments où je pouvais comprendre que Declan et son équipe ne laissent pas souvent deux chances à leurs adversaires avant de se jeter sur eux, parce que se faire cracher dessus de la sorte, c’était très désagréable. Seulement, pour ma part, ça faisait plus de quinze ans que j’étais habitué à faire face à ce genre de comportements et comme on dit, la bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe. Dans un soupir, je croisais donc mes mains devant moi.

« Une tentative d’assassinat au couteau contre un Alpha n’est pas vraiment le meilleur moyen de rester en un seul morceau, mademoiselle… [un temps] Vous avez pensé à la réaction de vos proches s’ils apprenaient que vous étiez morte cette nuit ? Qu’est-ce qui peut bien valoir la peine de s’en prendre à moi comme ça, sans réfléchir, hein ? »